Le libre arbitre
Dans les entrailles de Telakara, où les ruelles enchevêtrées ne sont éclairées que par quelques lanternes grésillantes, Adoss, maître du culte des eaux pures, s’arrêta net. Une douleur fugace traversa son crâne comme une dague froide, faisant vibrer sa vision. Il vacilla, une main pressée sur sa tempe, tandis que les chants des fidèles résonnaient en écho autour de lui.
– Maître ? demanda un fervent à genoux, la voix tremblante.
Adoss ne répondit pas. Quelque chose venait de s’insinuer dans son esprit, comme une fissure invisible. La voix d’Haderzo, ce murmure constant qui guidait chacun de ses gestes, résonna à présent d’une manière différente. Une parole manquait, un lien s’effilochait.
Il releva les yeux. Face à lui, les autres clercs continuaient le rituel dans l’obscurité, ignorant la perturbation. Le bassin sacré devant eux bouillonnait d’une eau noire comme la nuit, agitée par des vapeurs oppressantes.
Pourquoi ce silence ? pensa-t-il, le regard agar.
Il sentit, pour la première fois depuis des décennies, une idée étrangère, un doute. La voix ne lui dictait plus ses gestes. La voix d’Haderzo s’était tue.
À l’autre bout de Telakara, Ouknatss massacrait. Sa lame fendait l’air lourd des marécages, réduisant en charpie les misérables pêcheurs qui avaient eu le malheur de l’apercevoir. Le sang éclaboussa son armure de cuir noir, mais il ne ressentit rien. Il ne ressentait jamais rien.
Puis, au moment de tuer le dernier homme à genoux, la lance d’Ouknatss resta suspendue. Ses yeux – ce regard unique, distordu par une pierre rouge sang – observèrent la victime trembler, incapable de s’exécuter. Une voix faible sortit de sa bouche. « Pitié…»
Quelque chose vacilla en lui. Une voix ancienne, pas celle du maître. Non. Une voix plus faible, enterrée depuis longtemps. Une réminiscence qu’il ne parvint pas à comprendre. Il tourna les talons, laissant sa victime vivante, haletante dans les roseaux.
La lune froide de Chassère inondait de lumière les hauteurs du quartier des Ouailles, et Artherass, maître des assassins noirs, observait la ville depuis une balustrade. C’était sa routine : calculer, prédire, piéger. Mais ce soir-là, il sentit une étrange lassitude s’infiltrer dans son esprit.
Le mage resserra les doigts autour d’une petite bague ornée d’une obsidienne. La pierre émit un éclat vacillant. « Pourquoi est-ce… différent ? » Se murmura-t-il à lui-même.
Il s’assit, les jambes pendantes dans le vide, incapable de répondre à sa propre question. Une image fugace traversa son esprit : une maison oubliée, un feu dans l’âtre, un enfant étrangement familier ? Ses doigts lâchèrent la bague. Il fronça les sourcils et se redressa en scrutant autour de lui.
« C’était quoi, ça ? » Artherass, puissant et cruel, venait de songer.
Chassère ne dormait jamais. Sous ses dômes ténébreux et ses ruelles perfides, Miloss avançait d’un pas lent, la cape lourde rabattue sur son crâne rasé. Le bâton Ayanella, à la gemme bleue incandescente, lévitait légèrement dans sa main osseuse. Dans la pénombre de la guilde des voleurs de Chassère, où les torches brûlaient faiblement et où les ombres semblaient vivantes, Miloss fixait le cercle de runes gravé au sol. Le devin fronça les sourcils. Les murmures familiers des démombres qu’il dirigeait semblaient prendre de l’ampleur. Les Pyrrhules, gardiens invisibles dans la salle, retenaient leur souffle.
«Où êtes-vous ?» Siffla Miloss, le ton froid et implacable. « Nous sommes ici, Maitre ». Il se redressa d’un coup. Le silence était absolu, aussi pesant que du plomb. Les runes noires vibraient lentement sous ses yeux incrédules. Il sentit un frisson courir dans sa nuque. La Voix d’Haderzo, cette présence constante qui liait son esprit aux ténèbres, était là… mais elle n’était plus aussi forte.
« La Voix ne disparaît pas. Elle ne peut pas disparaître. Ce n’est pas encore l’heure ! »
Sa propre affirmation résonnait creuse dans la pièce vide. Pourtant, dans un coin reculé de son esprit, un doute insidieux s’était glissé comme un serpent. Il tendit l’oreille à nouveau, cherchant à convoquer la puissance d’Haderzo, mais ce fut le silence qui répondit. Se pouvait il qu’il est recouvrer certains de ses aspects ?
« Maître Miloss ? »
Miloss abattit son bâton avec une violence sèche, brisant une dalle sous l’impact.
« Tais-toi ! » aboya-t-il, la voix trahissant une légère panique. Les Pyrrhules reculèrent, se fondant davantage dans l’obscurité. Miloss serra les dents, ses doigts crispés autour de la gemme d’Ayanella. Cela ne pouvait être qu’une illusion. Peut-être ces satanés Corbeaux !
Plusierus jours plus tard, Artherass, depuis les hauteurs de la guilde, convoqua Miloss dans une vaste salle de pierre. Ses yeux, perçants et glacés, détaillèrent le voyant avec un mépris mal dissimulé.
Cela te touche aussi, n’est-ce pas ? » lança Artherass, l’ombre d’un sourire cruel étirant ses lèvres. Miloss avança lentement, claquant son bâton contre le sol pour chaque pas. La rage brûlait dans ses veines, mais une chose plus terrible encore la supplantait.
« Tu dis n’importe quoi, Artherass. Haderzo veille. Je l’ai vu ; il se reconstruit. Notre mission est dorénavant plus importante que jamais. Le destin teste notre foi. »
« Teste notre foi ?» répéta le mage assassin avec une ironie mordante.
«Quand as-tu entendu Sa Voix pour la dernière fois ? »
Miloss s’immobilisa. L’accusation tomba comme une lame. Oserait-il douter de son pouvoir.
Arthérass pivota vers une fenêtre ouverte, ses yeux scrutant la ville qui s’étalait en contrebas. Les ruelles de Chassère étaient agitées, comme si la cité tout entière sentait l’approche d’un cataclysme invisible.
« Les ombres commencent à parler » ajouta-t-il. «Certaines hésitent.»
Miloss sentit ses entrailles se nouer. L’idée que les Negaths puissent se retenir lui semblait inconcevable. Ils étaient des armes, des fragments de Néant liés à Haderzo. Et pourtant… Même cette simple pensée ne lui avait été permise depuis des centaines d’années.
Il répliqua : « Ce n’est qu’une phase, trancha-t-il. Rien ne change. Nous servons Haderzo. Nous sommes le Néant. »
Artherass se tourna enfin vers lui, le visage grave, dénué de son habituelle moquerie.
« Alors pourquoi ai-je rêvé ? »
Les mots tombèrent comme une pierre dans un puits sans fond. Miloss resta silencieux. Artherass rêvait. Lui le sans nom, le faucheur, l’ombre sans destin, la lame du passé… Il rêvait ?
Miloss rêvait. Il voyait nuits et jours les fils des destins se nouer dans des songes complexes que le néant détricotait. Il avait vu Ouknatss hésiter. Il avait ressenti Adoss douter. Mais ce don, s’il ne disparaissait pas totalement, semblait revenir à ses origines. Et maintenant, lui, le voyant, ne percevait plus le fil ténu qui reliait son esprit aux ténèbres.